Source : SHAT de Vincennes - L’Armée de l’Ancien Régime, Léon Mention, Paris, Société d’Editions d’Art, C. Hery May - (Pas de date…), référence B9
Document cité par Léon Mention
Histoire de la milice française, 1721, par le père Daniel (jésuite)
Léon Mention fait un résumé de 8 pages sur la milice

Origine de la milice. - L'opinion des hommes de robe et des hommes de guerre. - Services de la milice sous Louis XIV et sous Louis XV.- Le recrutement. - Le tirage au sort. - Le billet noir et la mise au chapeau. -Terreur qu'inspire la indice. –Les exemptions. - Inégalité des charges. - Les levées et les assemblées. - Le régime des incorporations. - La milice à la veille de la Révolution.
Dès la fin du XVIIe siècle, à côté ou plutôt au-dessous de l’armée régulière, l'ancien régime a essayé de constituer une armée nationale. Certes, les milices ne sont pas sorties tout armées du sol à l'appel de Louvois, et, sans remonter au moyen âge, il est aisé de retrouver dans les gardes bourgeoises et dans les francs-archers de Charles VII les linéaments de l'institution.

Jamais les rois n'ont laissé prescrire chez nous le principe de l'obligation du service militaire et jamais peut-être ce principe n'était plus hautement affirmé qu'au temps où on ne l'appliquait pas.
« La milice, lisons-nous dans un mémoire des intendants, parait être au premier coup d'oeil la contribution la plus juste que le roi puisse exiger de ses peuples. Il semble naturel que les citoyens, qui trouvent leur sûreté personnelle et celle de leurs propriétés dans la protection que la puissance souveraine, leur accorde, achètent ces avantages en fournissant un des plus puissants moyens de pourvoir à la défense de l'Etat. »
Les hommes de guerre enchérissent encore sur l'opinion des hommes de robe : « La milice est un devoir auquel le citoyen n'est pas le maître de se soustraire et si le roi, pour diminuer l’effet de cette obligation générale, n’exige le service militaire que de quelques-uns, tous ne sont pas moins obligés ». Rien n’égale pourtant la répugnance de la monarchie à imposer cette charge aux populations si ce n’est la terreur des populations toutes les fois qu'elles sont menacées de la subir. Aussi, en temps de guerre n’a-t-on jamais recours à la milice que dans les circonstances les plus critiques. En temps de paix, les plus belles ordonnances restent presque toujours lettre morte ou elles ne sont qu'un moyen détourné d'ajouter un impôt à tous ceux qui pèsent déjà sur le pays.
C’est en 1688 qu'on lève pour la première fois des miliciens. On réunit une vingtaine de bataillons mal vêtus, mal équipés, mal commandés, qui sont employés en Catalogne ou en Italie à des services auxiliaires. On voit pourtant par exception à Staffarde un petit corps de milices prendre part à l'action.
Pendant la guerre de la succession d'Espagne l’effectif des levées de miliciens croit avec la détresse des armées. On les envoie en 1701 à l’Armée de Bavière où ils remplissent surtout les hôpitaux, et aussi à l’armée d’Italie d’où, au dire de Saint Simon, il n’en revint jamais un seul.
Au XVIIIe siècle, on eut recours à trois reprises aux services des miliciens.
Pendant la guerre de la succession de Pologne, on les répartit dans les places frontières. Quand Berwick assiège Philippsbourg, ils restent en Alsace et en Champagne; ils n'occupent cette place que quand elle est prise. En Italie on les distribue dans les garnisons où ils relèvent les troupes régulières employées aux opérations actives.
La guerre de la succession d'Autriche provoque une levée de 150 000 hommes des milices, soit pour réparer les pertes des armées, soit pour tenir garnison dans les villes conquises. En 1742, huit bataillons de miliciens sont adjoints à l'armée de Bohème où ils fondent presque aussitôt par les désertions et les maladies. On trouve aussi des miliciens dans les Pays-Bas; à l’armée du maréchal de Saxe, mais ils n’entrent pas en ligne de bataille. On les tient en réserve pour escorter l’artillerie et les vivres, garder les communications, aider à l’investissement des places.
Le nombre des miliciens levés au cours de la guerre de Sept-Ans dépasse quelque peu cent mille hommes. En 1758, vingt et un bataillons sont mis à la suite des troupes et employés à des services accessoires. On chercherait en vain dans le détail des opérations ou des sièges quelques actions de guerre dignes d’être notées. Cent miliciens échouent avec Chevert en 1758 dans un coup de main sur le pont de Rees. La même année, quelques volontaires occupent le château de Bentheim, mais ils capitulent presque aussitôt. En 1760, Clèves se rend avec le bataillon de milices de Nancy. Un autre bataillon assiste, d’assez loin, au combat de Clostercamp et il n’est même pas signalé dans l’état des pertes. Le rôle des milices sur les champs de bataille se réduit, en somme, à bien peu de chose et ne mérite pas de retenir un instant l’attention de l’historien.
Faisons toutefois une place à part à cette élite, à cette fleur de la milice qu’on appelle « le corps des grenadiers royaux ». Formés en compagnies et en régiments, les grenadiers royaux par la solidité de leurs cadres, leur constitution, leur discipline et le choix des officiers, ne se distinguent en rien de l’armée régulière. On les emploie pendant la guerre de Sept Ans à la défense des côtes. A Minden, on les place en première ligne à la droite de l’armée où ils essuient bravement une canonnade très meurtrière. Ils sont employés en 1760 à l’occupation de la Hesse. Ils s’illustrent au siège de Fritzlar et au combat de Fillighausen. Ils tirent leurs dernières cartouches en 1762 aux combats de Wilhemstadt et de Johnannisberg.
Les services des grenadiers royaux ont la valeur d’une démonstration. On voit ce qu’on aurait pu tirer des milices si on leur avait donné une organisation vraiment militaire. Mais, écartées de parti pris des champs de bataille, embarras pour les uns, quantité négligeable pour les autres, les milices n'apparaissent que nomme une ressource extrême destinée à combler les vides du racolage et de la désertion. L'officier se croit amoindri quand on lui donne à commander ces fantômes de soldats. Les généraux rejettent sur les miliciens la responsabilité des échecs ou des capitulations. « Comme troupes de garnison, dit le maréchal de Noailles, les miliciens ne sont bons qu'à ouvrir et qu'à fermer les Portes. Le soldat les accable de ses sarcasmes. Il les appelle « vauriens, paysans » et aussi « culs-blancs », tout étonné et heureux à la fois de trouver au-dessous de lui plus misérable que lui !
Ce n'est qu'à regret et par fraude qu'on les incorpore dans les rangs des troupes réglées, car les ordonnances le défendent. On ne doit les employer que comme troupes de seconde ligne, pour garder les équipages, le canon, les munitions, les prisonniers. On leur fait remuer la terre, creuser des tranchées autour des places assiégées ou tenir garnison dans les places conquises. Les contemporains ne tarissent pas du reste sur le délabrement de leur équipement et de leur uniforme. « Les malheureux sont absolument tout nus » écrit le maréchal de Broglie à Belle-Isle pendant la guerres de Sept-Ans. « Les deux bataillons de milices qui sont avec moi, écrit Saint-Germain vers le même temps, n'ont pas encore reçu leurs marmites et les malheureux tombent malades parce qu'ils n'ont pas le temps de faire ordinaire. » Si les causes dans les rangs de la milice, la frayeur des populations, ces ravages ne peuvent être attribuées au feu de l'ennemi mais aux mauvais traitements, aux maladies et à la misère.
Et pourtant à parcourir les nombreuses ordonnances rendues sur les milices on a comme l'illusion de se trouver eu présence d'une des forces vives de notre état militaire. Comment expliquer ce trompe-l'oeil, cette disproportion flagrante antre la puissance de l'effort et la pauvreté des résultats ?
Par les vices de son organisation la milice a été le plus redouté, le plus mal réparti des impôts, impôt proportionnel à rebours dont le poids allait s'alourdissant sur les épaules des plus misérables.
D'après l'ordonnance de création du 29 novembre 1688, chaque paroisse ; avait à fournir, par 2 000 livres de taille, un milicien recruté parmi les gens non mariés de vingt à quarante ans. Ce milicien devait être habillé et armé aux frais de la paroisse. Il était primitivement désigné par les habitants, mais bien tôt la désignation se fit par voie de tirage au sort. Longtemps cette charge n'accabla que les petites gens des campagnes. C'était une réunion de paysans armés, conduis par des officiers en réforme ou sans emploi, et, cette troupe, par les disparates de l'effectif, de l'équipement, de l'armement et du costume n'avait rien d'un corps militaire.
Ce n'est qu'an milieu du XVIIIe siècle qu’on voit étendre aux villes les charges de la milice. Encore sont-elles fort inégalement traitées. Les unes fournissent des miliciens recrutés à prix d’argent ; d’autres jouissent de l’exemption complète en compensation des charges similaires qu’elles supportent déjà, la milice des gardes-côtes par exemple. D’autres enfin sont soumises au régime du tirage au sort et des substitutions. Les généralités de Flandre et d’Artois avaient même remplacé le tirage au sort par les enrôlements volontaires.
La répartition du contingent fixé par les ordonnances variait beaucoup d’une généralité à une autre et même entre les paroisses d’une généralité. D’après un tableau qui représente la proportion des hommes tirés de différentes provinces dans les années 1766, 1767, 1768, on voit que, dans certaines provinces, on prenait un homme sur dix, sur six et quelquefois sur cinq. On ne tenait compte de la différence de population entre les diverses paroisses. La paroisse était au surplus une unité bien faible et l’idée de grouper plusieurs paroisses en une seule ne se fait jour qu’à la fin du XVIIIe siècle. Mais quand, frappés de ces injustices, les secrétaires d’Etat de la guerre s’efforcent d’établir un peu plus d’équité dans la répartition, ils se heurtent aux protestations des assemblées provinciales et des parlements.
Le tirage au sort est toujours une opération émouvante. Il est confié aux soins des intendants ou de leurs subdélégués. On ne convoquait d’abord que les célibataires. Plus tard, on fit tirer les hommes mariés, de préférence ceux qui n’avaient pas d’enfants.
Sous les yeux de l’intendant ou de son représentant, on place dans une urne ou dans un chapeau des billets de même papier et de même grandeur. Les uns sont entièrement blancs, les autres portent écrits les mots « milicien » ou « soldat provincial ». Les billets redoutables, les billets écrits, ce sont les « billets noirs ». On place le chapeau à hauteur de la tête de celui qui doit tirer. Chacun vient à l’appel de son nom prendre un billet et le remet à l’intendant. Après l’opération, on déplie tous les billets qui restent pour bien montrer qu’il n’y a pas eu de fraudes. Car l’état du milicien est si misérable qu’on accuse parfois l’autorité de guider la main du hasard en faisant échoir le billet noir au mauvais sujet d’une paroisse.
On a souvent décrit les scènes d’effroi et de désolation qui accompagnaient le tirage. « Un subdélégué d’intendant entouré de maréchaussée, des jeunes gens consternés à la vue du billet qui les met au rang des défenseurs de la patrie comme ils le seraient à l’aspect des supplices, des parents qui percent l’air de cris de désespoir, quel pernicieux tableau pour un peuple ! ». Souvent de véritables émeutes ont troublé les opérations. On les remettait alors à une autre date. On arrêtait les perturbateurs et on les incorporait dans les régiments.
La commisération qu’inspire le milicien tombé au sort est telle que les hommes appelés au tirage se cotisent d’avance pour lui faire une bourse. Cette coutume, c’est « la mise au chapeau », toujours pratiquée bien que toujours interdite parce qu’elle conduisait tout naturellement au remplacement à prix d’argent .il ne manquait pas d’arriver, en effet, que le malheureux tombé au sort fût désolé de partir alors qu’un autre, séduit par l’appât de la bourse, était prêt à prendre sa place.
Cette « mise au chapeau » et le remplacement à prix d’argent ont pour partisans les intendants, les économistes, Turgot en tête, tandis que les hommes de guerre y sont presque toujours hostiles. C’est que les premiers n’ont en vue que l’intérêt des populations rurales que ce mode d’exonération soulage en rejetant le fardeau de la milice sur ceux-là seulement qui consentent à le porter.
Pour les militaires, au contraire, l’homme qui accepte à prix d’argent du service de la milice, c’est d’abord une recrue de moins pour les racoleurs et les troupes régulières. Et comme le prix d’un milicien atteint et souvent dépasse 300 livres, cette substitution a sur le marché sa répercussion naturelle. Elle rend plus rares et plus chères les recrues de l’armée. Aussi se garde-t-on bien de combler le fossé qui sépare le milicien su soldat.
« La milice, dit Choiseul, est un corps à part et qui serait sans utilité si les troupes s’accoutumaient à le regarder comme une pépinière de recrue ». C’est pourquoi les ordonnances défendent aux racoleurs d’engager le milicien.
Le milicien qui s’engage dans un régiment n’est « qu’un vagabond sans feu, ni lieu », qui, après avoir tiré l’argent d’une communauté, cherche à se vendre encore pour se rengager ailleurs. Cette facilité à passer d’un corps à l’autre a perpétué jusqu’à la Révolution l’abus des passe-volants.
L’inégalité dans la répartition de la milice s’aggrave encore par l’abus des exemptions qui en fait un véritable impôt sur la misère. Il pouvait sembler naturel, à une époque qui avait gardé la notion, sinon le respect des distinctions sociales, que cette taille corporelle épargnât la noblesse et le clergé. Mais elle épargne aussi leur clientèle, toute la population aisée, éclairée des villes, tout ce qui compte dans l’industrie, dans le commerce ou le travail des champs. « Il y aurait de la cruauté, écrivent les intendants, à soumettre à la milice ceux qu’un peu d’aisance et une instruction plus relevée, un état honnête ont tiré de la classe des hommes qui fournit constamment le soldat. Il est évident qu’on réduirait au désespoir un négociant, un marchand, un médecin en les forçant de vivre en chambrée, de coucher trois à trois dans un lit de caserne, et qu’on en ferait en même temps des hommes très malheureux et de très mauvais soldats ».
On exempte donc de la milice tous ceux qui ont des charges financières ou judiciaires, les magistrats des villes, consuls ou trésoriers, les syndics des paroisses, les avocats, procureurs, médecins, chirurgiens et apothicaires, les étudiants des universités ou des collèges du royaume, les employés des fermes, les collecteurs des tailles, les employés des ponts et chaussées, les directeurs des postes et les postillons.
Pour protéger les manufactures, on exempte les directeurs de forges, les fabricants de papier, les concessionnaires des entreprises de métaux, faïences et verreries, les filateurs, les imprimeurs, les marchand et les artisans payant au moins quarante livres de taille, les protes et les ouvriers d’imprimerie ayant au moins six cents livres d’appointements.
Pour protéger l’agriculture, on exempte le fils aîné du laboureur, le célibataire ayant plusieurs domestiques et payant trente livres de tailles, le berger commun d’une paroisse, le berger d’un troupeau ayant au moins cent têtes, le maréchal et le charron quand ils sont seuls dans une paroisse. Les bâtiers ou bourreliers dans la montagne. Puis c’est le tout des maîtres jardiniers, des concierges des châteaux, des serviteurs des gentilshommes, des maîtres charretiers, des ecclésiastiques.
Car les exemptions sont tantôt attachées à la personne, tantôt à la profession qu’on exerce, et si longue que puisse être la liste des exemptés, elle est toujours incomplète si l’on songe que les intendants restent libres de fixer dans leurs provinces « le taux de la taille, capitation ou subvention qui peut procurer exemption aux différents particuliers ».
Rien ne parait avoir plus profondément blessé les populations que cet arbitraire dans la répartition des charges. « Dans les tirages qui se font pour la milice, écrit un contemporain, il s’élève toujours des cris amers contre le trop grand nombre d’exempts et les abus que l’on fait à ce sujet. Dans une grande ville de Bretagne, j’ai été témoin, d’une de ces émeutes où il y a eu des cavaliers de la maréchaussée grièvement blessés et quelques garçons tués. Ces derniers demandaient à ce qu’on fit tirer par paroisse et non par corps de métiers, parce que, dans ce dernier cas, les enfants des bourgeois qui n’avaient aucune profession n’étaient pas obligé de comparaître. Les magistrats n’ayant pas jugé à propos de se rendre à cette demande, voulurent employer la force et il y eut un combat dans la maison de ville ».
Turgot nous montre que ces malheureux paysans fuyant d’une paroisse à une autre pour échapper au tirage, et traqués dans les bois soit par la maréchaussée soit par leurs compagnons d’infortune qui ne voulaient pas partir à leur place.
Que reste-t-il, en effet, pour la milice quand on en a écarté l’une après l’autre toutes les forces vives de la nation ? On a dit qu’elle ne frappait guère que la quarantième de la population. Mais ceux qu’elle frappait c’étaient les plus misérables, qui n’avaient ni appui, ni entours ; c’étaient ceux qui n’avaient pu trouver d’abri dans l’étude d’un procureur, dans l’atelier d’un riche industriel, derrière les murs d’un couvent ou dans la valetaille d’un grand seigneur ; c’était l’obscur troupeau des pauvres diables qui n’avaient pour vivre que le travail de leurs mains.
La durée du service du milicien a varié de deux à six ans sur le papier. En temps de guerre, on ne tient aucun compte de cette limite et l’on garde le milicien jusqu’à la fin des opérations. On n’en tenait pas plus compte en temps de paix où les régiments étaient assez rarement réunis. L’effectif total variait de 60 000 à 75 000 hommes, et le contingent annuel de 10 à 12 000 hommes avec le service de six ans.
Mais on ne fit pas de levées de 1737 à 1741, de 1759 à 1765, de 1770 à 1774.
De 1726 à 1789, l’historien des milices, M. Gébelin a compté en tout 43 levées.
Si les levées sont irrégulières, les assemblées d’exercices ne le sont pas moins. Elles devaient durer de neuf à quinze jours. Comment dans un si court espace donner à des paysans mal dégrossis une éducation militaire ? Le temps se passait à former les compagnies, à habiller et à déshabiller les hommes et à les licencier. Et chaque assemblée coûtait au roi plus d’un million.
Toujours aux termes des ordonnances, les miliciens devaient avoir un uniforme assez semblable à celui de l’infanterie, l’habit de drap bleu, la veste et la culotte de même couleur avec des revers bleus, le chapeau à trois cornes bordé d’argent pour les soldats et d’or pour les officiers. Mais quand on parcourt les rapports des inspecteurs des milices, on voit combien les ordonnances étaient peu respectées. Il n’est pas rare de trouver des bataillons entiers sans uniformes, vêtus diversement selon l’usage et les ressources des paroisses, ou encore avec des sarreaux de toile blanche qui les exposent à tous les brocards du soldat. Souvent les officiers et les bas-officiers portaient seul l’habit militaire.
Ces hommes, irrégulièrement convoqués, à peine habillés, mal armés, mal équipés, ont des chefs en rapport avec l’estime où on les tient. En principe, on doit leur donner pour les commander des officiers de l’armée régulière. Mais les vrais militaires se dérobent à cette tâche qui leur semble indigne d’eux. Il faut que les intendants aient recours à de vieux hobereaux, confinés dans leurs terres, ou à des bourgeois aisés, tout fiers d’endosser l’uniforme pour jouer au soldat et devenir, pendant quelques jours, officiers de rencontre et de parade.
Les dépenses de la milice pèsent à la fois sur le trésor royal, les paroisses et les provinces. Le roi prend à son compte l’armement, le grand équipement, la solde des officiers, des états-majors, les frais d’assemblée et l’entretien des troupes quand elles sont à son service. Aux paroisses incombe la dépense du petit équipement – chapeau, veste, chemise, souliers – ainsi que tous les frais de levée.
Le roi arrête en Conseil la part contributive qui revient à chaque paroisse. Cet impôt pèse, comme la taille, exclusivement sur l’ordre du tiers. Les pays d’Etats y sont soumis aussi bien que les pays d’élection. Quand ils réclament, au nom de leurs franchises, le droit de voter eux – mêmes cet impôt, la Cour passe outre et annule leurs délibérations.
Ces impositions auraient été assez légères, en somme, si elles avaient répondu aux dépenses réelles. Mais qu’on lève ou qu’on licencie les milices, qu’on réunisse ou non leurs assemblées, l’imposition annuelle reste à peu près la même. En 1776, aux réclamations très pressantes des Etats de Bourgogne, la Cour répond que la réduction dans les dépenses ne doit pas occasionner la réduction dans les recette et que l’imposition sur les milices « sert à l’acquittement des dettes que l’Etat a contractées pendant la guerre pour le soulagement de ses peuples ». Ainsi la contribution des milices a fini par devenir un simple prétexte pour augmenter la taille.
Et pourtant, sur la fin du XVIIIe siècle, on cherche à donner aux milices une constitution plus militaires. En 1771 et en 1773, on adopte pour le recrutement le système régional. On créé quarante sept régiments qui doivent porter le nom des pays d’où ils sont tirés. On veut que, pour l’habillement, la solde, les récompenses, les punitions, les retraites et les invalides, ils aient une constitution analogue à celle de l’infanterie. A ce nom décrié de « milicien » on substitue celui de « soldat provincial ». Mais l’ordonnance ne reçoit pas même un commencement d’exécution. « Aucun pays, dit Fontanieu, où les lois soient aussi parfaites qu’en France. Aucun où l’observation en soit plus négligée ». Le comte de Saint Germain, devenu secrétaire d’Etat de la guerre, s’empresse de supprimer ces régiments provinciaux qui n’avaient jamais existé que sur le papier.
Partisan des armées composées de vieux soldats, rompus par des exercices journaliers à toutes les difficultés du métier, Saint Germain partage sur les milices, l’opinion des militaires de son temps : « C’est former, dit-il, et entretenir une double armée sans en tirer des avantages proportionnés à la dépense … Les milices ne devraient plus être autre chose que des classes de cinq cent hommes par autant de régiments qu’il y en a. S’il survint une guerre considérable ou dangereuse qui exige une augmentation de forces, on peut d’abord former au fort une compagnie de cent hommes dans chaque classe, leur donner des officiers et les mettre en garnison pour les exercer. Si les armées régulières faisaient des pertes que l’on ne pût réparer que par le moyen des milices, on pourrait prendre alors proportionnellement sur ces différentes compagnies le nombre d’hommes nécessaires pour les incorporer dans les régiments et tout de suite recompléter ces compagnies par d’autres miliciens. L’artillerie et la cavalerie pourraient également tirer de ces compagnies les hommes qui leur seraient propres.
Ainsi le comte de Saint Germain est favorable au système de l’incorporation et encore comme pis-aller, à défaut des recrues fournies par le racolage ! Le Prince de Montbarey, partisan lui aussi de l’incorporation, rétablit – sur le papier toujours – les régiments provinciaux en 1778. Il les rétablit comme troupe de soutien pour l’artillerie et les convois, comme troupes de garnison et dépôts de recrues pour suppléer à l’absence ou à l’insuffisance des troupes réglées. Organisation toute platonique, du reste, puisque les milices ne furent plus ni équipées, ni armées, ni réunies jusqu’à la Révolution.
En somme, les hommes de guerre du XVIIIe siècle, malgré leur peu d’estime pour la milice, sont partagés entre le désir de conserver une aussi précieuse réserve et la crainte de tarir, en lui donnant une constitution régulière, le recrutement de la véritable armée. Mais devant les abus criants du racolage et l’impuissance de se procurer des hommes à prix d’argent, ils finissent par se rallier au système des incorporations. Or ce système, c’est la transition, le lien visible qui relie le racolage à la conscription. Turgot lui-même n’a jamais rêvé autre chose. Pour lui, le meilleur mode de recrutement de la milice, c’est la conscription tempérée, au profit des classes moyennes, par le remplacement à prix d’argent.
Déjà, cependant quelques écrivains militaires se faisaient des devoirs envers la patrie une idée plus haute et plus juste : « Ne vaudrait-il pas mieux, écrivait le maréchal de Saxe, établir par une loi que tout homme, de quelque condition qu’il fût, serait obligé de servir son prince et sa patrie pendant cinq ans ? Cette loi ne saurait être désapprouvée parce qu’il est naturel et juste que les citoyens s’emploient pour la défense de l’Etat .Le pauvre bourgeois serait consolé par l’exemple du riche et celui-ci n’oserait se plaindre en voyant servir le noble ». Guibert, partisan lui aussi des armées nationales, évoque le temps « où la bourgeoisie ne regardera plus l’état de soldat comme un opprobre, où la jeunesse des campagnes ne craindra plus de tomber à la milice ». Et pourtant il a fallu près d’un siècle encore après la Révolution pour arriver à ce que Napoléon appelait « la milice sans privilège ».

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