Interview de Bertrand Van Ruymbeke
in L’ACTUALITÉ POITOU-CHARENTES N° 55
En butte aux dragonnades et à la révocation de l’édit de Nantes en 1685 qui entérine l’interdiction du protestantisme sur le sol français, de nombreux huguenots refuseront d’abjurer leur foi, préférant l’exode à la conversion forcée. Bertrand Van Ruymbeke enseigne la civilisation américaine à l’Université de Toulouse. Il travaille également à l’Université de Charleston en Caroline du Sud. Pour lui, les huguenots constituent un cas à part en ce qu’ils ont suivi les routes transatlantiques britanniques. En porte-à-faux sur deux mondes, le monde français et le monde colonial britannique, les huguenots présentent un éclairage comparatiste entre les deux systèmes coloniaux.
Pouvez-vous nous préciser cette notion de «refuge» huguenot ?
Le «refuge», c’est l’exode protestant à partir des années 1680 jusque vers 1700. Beaucoup ont quitté la France pour l’Angleterre, la Suisse, les pays allemands, les provinces unies… Puis, de l’Angleterre, certains ont migré en Irlande et dans des colonies d’Amérique du Nord. Les protestants qui se sont installés en Amérique du Nord britannique ne constituent, en fait, qu’une toute petite partie de l’ensemble. Soit une présence numériquement faible mais très concentrée près des lieux de pouvoir.
Quels étaient le contexte et les raisons de cette présence huguenote en Amérique du Nord ?
C’est le contexte de l’expansion coloniale britanniq u e . A savoir, la création de nouvelles colonies comme la Pennsylvanie en 1680, la Caroline du Sud en 1665. La fuite des protestants hors de France s’inscrit également dans un contexte économique, celui du développement de l’économie atlantique dans laquelle on retrouve des marchands qui entretenaient déjà des liens commerciaux avec les Antilles françaises et la Nouvelle-France en Amérique du Nord. La plupart de ces réfugiés venaient de l’Aunis (île de Ré et La Rochelle), de la Saintonge, de Marennes, SaintJean-d’Angély, du Bas-Poitou et du Moyen Poitou.
Ces départs étaient-ils exclusivement motivés par la persécution religieuse ?
C’est une question très complexe. La migration huguenote outre-atlantique s’inscrit dans un schéma traditionnel de migration vers l’Amérique. On parle toujours des puritains qui sont partis essentiellement pour des causes religieuses mais en fait les historiens découvrent aujourd’hui que les choses ne sont pas si simples. Il y a, de toute évidence, une multiplicité de facteurs. Au-delà des aspects religieux, économiques, voire politiques, il faut aussi prendre en considération le plan individuel et collectif. Certains d’entre eux seraient sans doute partis de toute façon, pas nécessairement dans les colonies britanniques mais en Nouvelle-France ou aux Antilles. Il y a là une prédisposition à la migration coloniale. Parmi les familles huguenotes, les plus jeunes partaient outre-Atlantique. La plupart des réfugiés venaient de régions intégrées dans l’économie atlantique, pour ce qui concerne en tout cas l’ouest de la France et Paris. La dimension de l’instruction socioéconomique doit aussi être prise en compte. Dans ce milieu marchand, les enfants allaient faire leurs études en Angleterre ou en Hollande et lorsqu’ils revenaient en France – avant la révocation de l’édit de Nantes –, ils étaient, de fait, plus facilement disposés à partir.
Les huguenots ont-ils cherché à reconstruire leur identité religieuse en Amérique du Nord ?
Deux phases bien distinctes sont à distinguer. Durant les vingt premières années, les émigrants huguenots tentent de recréer une vie calviniste française car ils étaient libres de pratiquer leur religion dans ces colonies. Ils ont donc construit des temples et fondé des églises partout où ils se sont installés, en profitant de la diversité ethnique et religieuse. Ils ont également profité de la faiblesse de l’église officielle d’Angleterre, l’église anglicane, et de l’indifférence des autorités. En effet, tant qu’ils n’étaient pas catholiques, leur appartenance confessionnelle importait peu, car ces colonies manquaient de bras, et aussi de capital financier. Or tous les réfugiés n’étaient pas pauvres, certains ayant même réussi à transférer de l’argent dans les colonies via l’Angleterre. Une minorité de huguenots, certes, mais pas négligeable pour autant.
Après 1705-1710, l’église anglicane, plus forte et plus conquérante, cherche à évangéliser les Indiens, à créer des missions, et s’efforce aussi de combattre les dissidents. Elle ne veut pas laisser l’Amérique aux mains des «non-conformistes», presbytériens, congrégationalistes et autres… Cette église d’Angleterre est mieux organisée, et de ce fait elle devient nettement plus visible en Amérique.
Les années 1705-1710 marquent aussi l’arrivée d’une deuxième génération. Les gens ayant quitté la France avant l’âge de 10 ans apprennent l’anglais dès leur arrivée en Amérique du Nord. Ce processus d’assimilation touche aussi ceux qui sont nés dans les colonies américaines à cette même période. Cette nouvelle génération est disposée à changer de religion. Le fort taux d’exogamie traduit aussi un désir et une capacité à se fondre dans la société. Se pose aussi le problème des pasteurs. Il est en effet très difficile à cette époque d’avoir des pasteurs francophones. Ce sont, en général, des pasteurs suisses qui ont une vision différente du calvinisme que celle des huguenots.
Qu’en est-il exactement du bilinguisme oral et de la déperdition linguistique progressive ?
Dans les documents, le bilinguisme oral est impossible à trouver. En se reportant uniquement aux actes officiels, qui sont forcément en anglais à quelques exceptions près, on a tendance à penser que les huguenots sont anglicistes tout de suite. En fait, si l’on examine les lettres, malgré leur rareté, on constate que lorsqu’ils ont affaire aux autorités, ils parlent anglais. Ils continuent cependant à parler français entre eux. Il y a certainement un bilinguisme mais celui-ci est difficile à tracer. D’un point de vue religieux, étant donné la pénurie de pasteurs francophones, ils ont progressivement fait appel à des pasteurs anglais et parfois même des pasteurs anglicans. Ces pasteurs acceptaient de pratiquer un culte, pas complètement calviniste, mais adapté aux besoins des huguenots.
Les descendants de ces réfugiés huguenots ont-ils aujourd’hui conscience de leurs origines ?
L’effort de mémoire est perceptible depuis une vingtaine d’années. Des sociétés huguenotes existent dans beaucoup de colonies. Les deux principales se trouvent en Caroline du Sud et à New York. Il y a aussi une société huguenote nationale dans le Minnesota. Ces sociétés, qui ont des annexes dans pratiquement tous les Etats, publient des revues, organisent des rencontres et des activités, par exemple des pièces de théâtre évoquant l’arrivée des pionniers… Les gens de descendance huguenote sont très fiers. Cela se mêle au mythe américain du pionnier et aussi au mythe du persécuté. L’appartenance protestante est très importante dans certaines régions, surtout dans le sud. Ils ne sont pas francophones : l’usage du français a disparu au milieu du XVIIIe siècle. Au-delà du mythe, il n’y a pas un réel effort de connaître la France ou d’apprendre le français. Le plus souvent, il s’agit d’une recherche généalogique et individuelle.
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