AdP 05/03-28/06/1787, v.21
Du 7 juin 1787
Lettres d'un Curé des environs de Civrai, à l'Auteur des Affiches
Il paroît, M., que mes observations sur le labour d'été ont intéressé plusieurs observateurs : cette heureuse considération m'enhardit encore à vous faire part des entretiens que j'ai eux avec trois Laboureurs de ma paroisse.
Je ne raisonnerai point en homme de ville & de cabinet ; mais comme un Curé de campagne, qui est souvent déconcerté par un vermisseau & par le moindre petit arôme.Je vis un jour trois Laboureurs de ma paroisse, qui prétendoient que leurs terres avoient besoin de repos, & s'apprauvrissoient. Comme je ne réponds à mes Laboureurs que par des exemples & des comparaisons, je les conduisis dans mon jardin, & leur montrai deux choux nés depuis deux ans dans les fentes d'un mur ; je leur fis examiner la terre qui a nourri ces deux choux. Ils prétendirent que les racines, les feuilles & la fleur devoient peser près de quinze livres, & ils virent que la terre nourricière de ces choux ne devoit peser que deux onces. Je leur parlai beaucoup des violiers jaunes, de la chelidoine, de la joubarbe, du perce-pierre, & autres plantes qui viennent sur les murs d'églises & vieilles masures ; je n'oubliai pas les oignons communs qui poussoit & augmentoit de poids. Ils me parlèrent de leur herbe du forcier (fedum), qui poussoit & augmentoit en l'air, &c. Je leur rapportai l'expérience de ces Philosophes qui pesoient la terre & les pots dans lesquels ils plantoient des branches de saule (falix) : ces branches devenoient arbres, & cependant la terre ne perdoit que deux onces de son poids. Je demandai à mes Laboureurs où ce grand nombre de plantes prenoient leur croissance & leur poids : ils furent interdits & se plongèrent dans le silence.Qu'on mette maintenant, ajoutai-je, mes deux choux en fumier ; qu'on ajoute ce fumier à l'once de terre qui les a nourris, cette même terre recevra donc plus qu'elle n'a donné. Qu'on sème du trèfle, que trois ans après on laboure & on enfouisse le tout dans la terre, les racines & feuilles serviront d'engrais & de levier à la terre qui trouvera une substance mille fois plus abondante que celle qu'elle a donnée. Nous voyons que tout rentre dans la terre ; le moindre insecte même lui rend mille fois plus que son volume & son poids, & tout prouve que la terre ne prêtre qu'à gros intérêts.D'ailleurs il ne faut point d'engrais aux déchimens : ce ne sont donc pas les plantes qui appauvrissent la terre. Un Laboureur me demanda ma façon de penser : elle est simple & naturelle. Je crois que si les labours ne se faisoient point à contre-temps dans les terres de repos, les récoltes seroient toujours meilleures. Je porte même mon système plus loin : je ne voudrois pas laisser aucune terre inculte, & je serois d'avis que les terres de repos fussent ensemencées en trèfle : ce repos seroit très avantageux pour l'Agriculture, par la raison que la terre trouveroit plus d'engrais.Mais, pour parler encore plus éloquemment à mes Laboureurs, je voulois leur montrer par des preuves de comparaison la solidité de mon raisonnement. Je les conduisis dans une plaine qui est divisée, cultivée & labourée par trois paroisses. On pratique dans cette plaine deux différents temps & deux différentes méthodes : le village de N. prépare ses labours après la récolte, au mois de Mai, & il sème à la mi-Septembre ; les autres attendent Février, Juillet, & sèment à la mi-Novembre. Ces derniers sont moins heureux & moins savans que les premiers.Et voilà six ans que je remarque que les labours préparés après la récolte, sont les plus sûrs, & je regarde qu'il est absolument essentiel de fixer son attention au premier labour préparatoire ; car c'est de là d'où dépend tout le succès de l'Agriculture.En labourant après la récolte, on enfouit le chaume & les herbes qui sont un engrais essentiel : les racines servent de petits leviers qui dispersent et émiettent la terre, & empêchent les masses, si contraires à nos semences.
Ceux qui au contraire labourent & préparent leurs terres en hiver, ne trouvent plus de chaume ni sels ; les vents & la chaleur ont tout enlevé, & une terre tenace et froide, comme la nôtre, forme des masses que la pluie, ni la neige, ni la gelée ne peuvent diviser. L'expérience me prouve tous les ans qu'un labour bien préparé évite beaucoup de peine & procure beaucoup plus de blé que tous les autres : cette vérité n'est puisée que dans des observations suivies, faites après des comparaisons évidentes.
D'ailleurs on convient que le seigle doit être semé dans la poussière : ainsi, pour entretenir la terre dans cet état, il faut donc éviter les labours d'hiver ; il faut que la saison & les herbes aident à diviser & émietter nos terres froides & tenaces.
La clef de nos greniers est dans la main des Laboureurs, si l'Agriculture est notre trésor : il faut donc la perfectionner, & je ne cesserai de dire que c'est du premier labour préparatoire que dépend tout le succès de l'Agriculture. Voyons maintenant le temps des semences.
En fait de labour & de semence, je ne parle que pour nos terres argileuses et froides ; &, en admettant le principe de nos Laboureurs, le seigle soit être semé dans la poussière, il faut préparer & semer de bonne heure.
Dans une terre froide il faut procurer de la force au blé pour résister aux fortes gelées : quand la terre est bien préparée, les racines fibrées pénètrent, & plus il y a de canaux nourriciers & de matériaux pour la sève, mieux le blé résiste, végète & produit un grain nourri.
D'ailleurs ce n'est point en ville ni dans un cabinet qu'on peut raisonner sur l'Agriculture ; mais depuis six ans je n'ai plus douté qu'une terre mal préparée retient toujours la fraîcheur, au lieu qu'une terre mal préparée se durcit & ne forme qu'une masse sèche qui ne peut être pénétrée par la rosée.
Qu'on examine dans les belles matinées du mois de Mai, une pièce de terre, dont une moitié sera bien préparée & semée, & l'autre moitié mal préparée & mal semée ; l'on verra que la première aura un dépôt plus abondant de rosée que la dernière, & que le blé trouvera plus de moyens pour prospérer, &c.
Enfin mes Laboureurs restèrent convaincus, 1° que les plantes rendent plus à la terre qu'elle ne donne ; 2° que c'est souvent du premier labour préparatoire que dépend notre récolte ; 3° qu'on ne sauroit trop tôt semer dans nos terres argileuses & froides ; 4° que labour d'été peut valoir fumier, si on enfouit de bonne heure le chaume, &c., &c.
Je crois, M., que ce système ne peut-être contrarié : il est fondé sur l'expérience & sur des principes qu'on ne peut absolument contester. En qualité de citoyen, je me crois obligé de coopérer au bien public.
J'ai l'honneur d'être, &c.